Dans mon village, il y a beaucoup de gens ordinaires, je dirais même qu’il n’y a que des gens ordinaires mais à qui il n’arrive que des histoires extraordinaires. Par exemple cette histoire qui est arrivée à notre instituteur (on en a plusieurs mais celui-ci on a l’impression de l’avoir toujours connu depuis le temps qu’il est là …).
Un jour, notre “maître” décida de faire une sélection de poésies pour nous les lire et même (c’est une manie chez cet être-là, mais comme il est là depuis longtemps, on lui obéit … pour ne pas le faire mourir de chagrin… c’est fragile à cet âge …) de nous en faire lire et apprendre … et même pour les réciter … devant les autres en plus !
Donc le “maître” se lança dans sa sélection. On le voyait marmonner à son bureau : – Je les choisis par thème ? ou plutôt que du même auteur ? Voyons, voyons … Je ne sais pas … Je n’arrive pas à me décider. Et pour voir, on voyait. On le voyait … prendre des livres à la bibliothèque … lire … coincer des bouts de papier comme marque-page. On voyait surtout les livres qui s’empilaient et on commençait à s’inquiéter. D’abord pour le maître qui allait tomber fou et puis pour nous. Il y avait même des copains qui s’amusaient à parier sur le nombre de poèmes que nous aurions à apprendre.
Sans le savoir nous travaillions sur les statistiques et avant tout sur les pourcentages. En tout cas, notre pauvre maître se donnait bien du mal. Il alla même (et cela lui en a certainement coûté) jusqu’à acheter des livres de poésie … surtout d’Alain Boudet édité chez Donner à voir car il connaissait bien cet auteur.
Un soir, alors qu’on jouait au foot-ball sur la place de la mairie, nous le vîmes, en ombre chinoise, faire de grands gestes en marchant dans la classe. Il lisait à voix haute, il s’affûtait … Et cela continua le lendemain soir … Cela nous amena à penser que c’était pour bientôt … Et cela arriva un jeudi !
En arrivant ce jour-là, le maître nous dit que chaque matin, il nous lirait un poème et même qu’il pourrait nous les relire dans la journée si on le désirait. Il nous précisa que nous pouvions les prendre pour nous entraîner à les lire nous-mêmes. Nous pouvions même les relire entre nous … Cela nous surprit … Il ne parlait pas d’en apprendre. Bizarre ! Inquiétant ! Allait-il tous nous les donner à apprendre en même temps ? Ô malheur ! Ô misère que de la vie d’un écolier.
Le temps passant, nous oubliâmes ce danger et on se prit à lire, à écouter avec plaisir les poèmes du maître. On se surprit même à vouloir en suspendre à un grand fil qui traversait la classe ; on en suspendit tellement qu’il fallut les entasser dans une chemise pour libérer de la place. Même qu’on décida ainsi de constituer une anthologie avec tous ces poèmes à la fin de l’année scolaire. Et j’aimais tellement lire de la poésie ; j’en lus tellement par la suite qu’on me surnomma “l’avaleur de titres” !
Au fait, qu’arriva-t-il d’extraordinaire au maître ? Mais enfin, cher lecteur, ce qui lui arriva d’extraordinaire c’est qu’il cessa “d’étudier la récitation” pour “entrer dans la poésie”.
C’était mieux … pour tout le monde.
Jean-Paul Rafat, instituteur,
texte écrit malicieusement à l’occasion d’une animation pédagogique sur la poésie au centre de formation de Chartres.