La toile de l'un

L’insurrection poétique : l’anthologie

L’insurrection poétique : l’anthologie

22 poètes debout…

 

Je vous en supplie
faites quelques chose
apprenez un pas une danse
quelque chose qui vous justifie
qui vous donne le droit
d’être habillés de votre peau et de votre poil
apprenez à marcher et à rire
parce que ce serait trop bête à la fin
que tant soient morts
et que vous viviez
sans rien faire de votre vie.

Charlotte Delbo, déportée à Auschwitz- Birkenau
Une connaissance inutile, éditions de Minuit

 

État de guerre

J’ai dans les mains
Un pain plus biologique
Que celui des fast food

J’ai dans les mains
Un outil plus performant que
Les foreuses visseuses ponceuses

J’ai dans les mains
Une arme plus sophistiquée
Que les bombes bactériologiques

J’ai dans les mains
L’arme de la liberté
Celle qui peut dire oui
Celle qui sait dire non

Le poème
Scandé d’une voix ferme
Arraché à la nuit de l’infertile peur

© Béatrice Libert

 

Le siècle a faim de crimes
Il mange ses enfants
Se repaît de leurs chairs
Saccage les jardins
Le siècle a soif de honte
Il broie les orphelins
Perfectionne les bombes
Irradie les cerveaux

La paix est jugée insultante
La parole est murée dans son trou
Les visages cagoulés par la peur
Pourtant nos vœux ont force de loi
Et des mains à chaque heure
Rebâtissent confiantes
Le temple de la fragilité

© Béatrice Libert

 

Écouter les arbres
Écouter les herbes
Écouter les ombres
Écouter les hommes

Pour que ce qui croît
et que ce qui crie
s’écrive.

© Alain Boudet

 

La bêtise, l’inculture
l’indifférence, le peu de souci
des uns et des autres

me font hausser les épaules
et les yeux au plafond
dans l’espoir de ne pas toucher
les abysses du ciel

et le monde du travail
mangeur d’âme, d’homme
et de temps,
sous l’eau me garde la tête.

© Jean-Albert Guénégan
in Poétique de la terre à la mer – Editinter (octobre 2014)

 

De l’homme :  

« Qu’il creuse chaque jour
la tombe de son inhumanité
mais il pense haut et dit
le plus bas possible
qu’il aurait dû naître, meilleur. »

                    *

Et l’homme…
que pense-t-il
du toit ?

“Friable
face aux agressions
de la vie…”
L’homme, tôt invité des beaux jours
s’agenouille et tête levée
vers le ciel abritant plus de faucons
que de colombes, pense :

guérir, choisir
devenir un troglodyte.

© Jean-Albert Guénégan
in Poétique de la terre à la mer – Editinter (octobre 2014)

  Ce que crient les réfugiés
les sans-papiers,
les âmes en détresse,
les enfants malades
et qui ont faim :

Un toit
est-ce trop demander ?

© Jean-Albert Guénégan
in Poétique de la terre à la mer – Editinter (octobre 2014)

 

L’enfant abattu par des soldats à Nyanga

(Afrique du Sud)

L’enfant n’est pas mort
l’enfant lève les poings contre sa mère
qui crie Afrika, crie l’odeur
de la liberté et du veld
dans les ghettos du cœur cerné

L’enfant lève les poings contre son père
dans la marche des générations
qui crie Afrika, crie l’odeur
de la justice et du sang
dans les rues de la fierté armée

L’enfant n’est pas mort ni à Langa ni à Nyanga
ni à Orlando ni à Sharpeville
ni au commissariat de Philippi
car il gît une balle dans la tête

L’enfant est l’ombre noire des soldats
en faction avec fusils blindés et matraques
l’enfant est de toutes les assemblées toutes les lois
l’enfant regarde par la fenêtre des maisons et dans le cœur des mères
L’enfant qui voulait simplement jouer au soldat à Nyanga est partout
L’enfant devenu homme arpente toute l’Afrique
L’enfant devenu géant voyage dans le monde entier

Sans laissez-passer


                                                             Ingrid Jonker
in « L’enfant n’est pas mort »
traduction de Philippe Savafi
​Poème proposé par René Robinet. Merci à lui…

 

Appel à la brèche

(extrait)


Hiérarchie, chef
de chef
de sous-
chef  joueur de pipeau aux sous-
fifres…
consignes,
ordres,
contrordres,
directives,
missions,
sou-
mission à l’autorité qu’on emitoufle
dans le velours
d’une rhétorique partenariale…
courtisés,
courtisans,
convoiteurs de pavois
et autres lécheurs de séant invétérés qui louvoient entre les bêlements ambiants, si vibrants de franche camaraderie !… Mais, toujours,
quelque part,
une poignée
de mauvais élèves – poings levés dans la tête –
qui se figurent des airs de luth final
et qui sou-
rient,
sinon sou-
pirent de joie
quand la machine s’enraye
et doute
de ses roueries et rouages.

Morgan Riet
En pays disparate – éd. Clapàs – 2010

 

Rêvolution

                                                    Ne cherchons pas ailleurs qu’ici
où s’épanouit la fine fleur du jour
le corps brûlant, la vie
la femme aux lèvres inconnues

c’était la volonté du Dieu
qu’il subsistât un ciel
par-dessus les usines
et les poings levés

dans la fumée de nos paroles au café
qu’espérions-nous
sinon le baiser pur d’un avenir
à jamais hors d’atteinte.

© Christophe Jubien
Extrait de Demain est un jour d’autrefois éditions Clapas, 2002

 

Comme rouge cœur,
Une fleur d’espoir,
La poésie
Cogne à la fenêtre
Des jours avenir
Et la flamme danse
Aux yeux des enfants.

© Paul Bergèse (inédit)

  Le jour incendié
Ondoie sur les murs
Et il faut encore
Un peu plus

Quitter cette peau séculaire
Pour là


Retrouver la juste lumière

La cicatrisation
Inespérée
À déchiffrer sur la page d’écriture

Comme ce vent qui s’engouffre
Sans relâche
Ramenant
Les cris de lamentations
Bien trop réelles sous nos ratures.

© Benjamin Hopin (inédit)

 

BLOUSES BLANCHES


Les fous avaient des blouses blanches et les gardiens des fous portaient des blouses blanches. Les blouses des fous étaient mates et celles des gardiens luisantes. Mais quand tombait la nuit on ne voyait plus la différence. Pour être fou il fallait beaucoup de ténacité. La langue du fou était cassante au premier abord et caressante quand on y réfléchissait bien. La hiérarchie parmi les fous était subtile, à se faire et à se défaire toujours, tandis que celle des gardiens semblait immuable. Être fou d’amour et de vérité n’était pas la même chose que d’être gardien de l’amour et de la vérité. L’amour était ailleurs. La vérité était ailleurs.


Parfois un excès surgissait : un acte d’amour fou, un acte de vérité furieuse. Puis tout rentrait dans l’ordre. Les fous et les gardiens attendaient un autre amour, une autre vérité, mais sans y croire tout à fait. Cet état d’incertitude les minait, les rendait fragiles. Des salles d’attente étaient aménagées avec des sièges confortables et des brochures disposées sur des tables basses. Les brochures décrivaient un monde meilleur avec piscine, pelouse, digicode, vidéosurveillance et room service 24 heures sur 24 ; il suffisait de claquer des doigts pour que la lumière soit dès qu’on entrait dans une pièce. Les fous, étonnés, faisaient un bruit de gorge pour voir, un clic tel que le pratiquent certains dialectes en Afrique, mais le variateur ne s’y trompait pas. Les fous s’insurgeaient. Ils exigeaient le règne de la lumière.


Claude Held
extrait de Nouvelles du XXIe siècle,
© Propos2éditions, 2014

 

 
Tu te cognes au carreau, petit enfant,
Tel un papillon que personne ne trouve beau.
Exclus, rejetés, d’autres aussi se cognent
Contre cette vitre invisible
Que l’on appelle « frontière » :
On se lève. On part. On croit s’en aller.
Dans l’eau claire et froide on est ombre.
Chimère. Mirage.
On croit s’en aller. On est parti. On n’existe pas.
Ombres si près de la lumière. Ombres.
Ombres toujours.

Jacqueline Held
extrait de Le chant des invisibles,
© éd. Corps Puce, 2010

 

Tu marches

Tu marches dans un cimetière-jardin
Dédié aux martyrs du fascisme.
Autour de toi
Des noms se lèvent.
Autour de toi
Des noms s’envolent.
Des noms
Effacés de pluie
Au murmure d’herbe.
Vers quel Visage
Eclaboussé d’étoiles ?

Jacqueline Held
extrait de Mots sauvages pour les sans-voix,
© éd. Gros Textes, 2004

 

Là- haut

De plus en plus j’aime les villes
Je les aime et je les redoute
Je les aime sous les arbres ancestraux des parcs
Face aux plus beaux monuments
À la faveur des plus beaux fleuves
Dans l’insolent soleil d’un octobre éclatant
Un père garde son enfant dans l’herbe rase
La tente est à quelques pas
Elle joue à une dînette triste
Sous les séquoias géants
 Les hommes y sont des enfants qui chantent
Ils taillent au coupe coupe leur maison
Pour le cortège qui advient
Une princesse
Sa longue tresse
Sa mère la reine
Son pas décidé
Emmènent leur monde à l’abri
Scintillent
Avec la Saône en bas qui s’en va

       Réjane Niogret, inédit 2014

 
Quand la Barbarie
Eut enfin pris Possession
Du Monde, dans sa Totalité,
Quand elle eut Craché
Ses Dernières Volontés,
Que les poètes soient
Exterminés
Et
Leurs livres
Tous brûlés,
La Terre se mit debout.
-Mais, il paraît qu’elle est ronde ?
Cela ne se peut !
Debout !
Pour ne plus courber l’échine !
Debout !
Pour ne plus baisser la tête !
Elle hurla
À réveiller le silence,
Elle hurla
À briser les cailloux.
Que chaque goutte de pluie,
Que chaque souffle de vent
Remplissent l’air de murmures.
Il suffirait d’un mot,
Un seul !
Il suffirait de le planter,
Il suffirait de patienter,
Qu’il fasse des petits,
Qu’ils dessinent un ruisseau,
Qu’ils découpent un bateau
Et voguent.

Ce mot,
Le connais-tu ?

© Dan Bouchery

 

  D’immenses étendues de sables
de soleils
et de vents entremêlés

Des siècles de traces
de pistes
et de combats
engloutis par le déferlement des dunes

Avec pour seule compagne
dans le tumulte incessant du silence
une prière
nous parcourons nomades infinis
la longue et lente noria des puits enfouies

Seule une prière
étoile filante en notre souffle
pour entendre à bout d’espoir
la grimace aigre-douce du chant des poulies

Peuple lent et de tendre noblesse 
ta trace est dans l’espace
d’une tonitruante présence

L’homme
marcheur infatigable
abandonne en chemin ses empreintes

Seule une ombre le suit
le poursuit

Les vents de sable
une à une
enfouissent nos légendes
mais le désir des peuples évanouis
résonne encore entre les hautes herbes des savanes oubliées

Entre nos morts ruisselle un désert inouï
autour de moi
leur parole enfin déliée
et libres
j’entends tourbillonner
d’impalpables esprits

Fugaces compagnons de nos civilisations inachevées
demeurons fidèles à nos sentiers
l’éternité s’enfante à perpétuité
et contre toute haine
la parole irrigue l’espérance

Sur les marches de haute frontière
errant d’un pas boueux
un homme en ses fatigues
un homme en son aurore
vient offrir aux libertés
les prénoms de son peuple

© Patrick Joquel
Contre toute haine, la parole (1991)

 

Lâcher


N’entends-tu pas ce déluge
Qui nous verticale
Qui nous sanglot
Qui nous entonnoir
Qui nous musique
Qui nous écluse
Qui nous éclat de voix ?

Ne vois-tu pas la nuit
Qui nous sac de jute
Qui nous charbon
Qui nous harpon
Qui nous édredon
Qui nous réglisse
Qui nous velours frappé ?

Qu’as-tu fait de ton journal
Qui nous carnet
Qui nous ciel
Qui nous cordelette
Qui nous semaine
Qui nous retenue d’eau ?

( A ma mère…)

© Claire Kalfon

 
Quand il ne reste rien
qu’une poignée de rien
dans de vieux sacs
un chien pour compagnon
nécessité d’aller
mendier
un repas
une nuit à l’abri du froid
quelques pièces
celui qui se nourrit
de courbes ascendantes
de profits
de statistiques
de suffisance
de malheur aux pauvres
et rentre au chaud
dans le moelleux le parfumé
celui-là
qui est-il

© Colette Andriot (inédit)

  Avec une poignée de signes
tu tentes d’écrire
un poème
un appel
un éloge
une injure
une lettre d’amour

avec les mêmes chiffres
et des années de rêves
de calculs
une équipe de chercheurs
a envoyé un petit robot
nous raconter une planète

le banquier calcule
son retour sur investissement
le sans-abri mesure ce qui lui manque

peu à peu la vie humaine
s’écrit en statistiques
petit enfant de l’amour
sera un coût
l’amour on lui met un corset
petit enfant
ils voudront t’apprendre
à être un équilibre budgétaire
sois mauvais élève
avec les lettres avec les chiffres
une plus belle histoire tu écriras
un poème
une lettre d’amour
le récit des planètes et des étoiles

© Colette Andriot (inédit)

 

Décalage

Tu dis plantons des arbres
Ils rasent la planète

Tu dis recyclons nos déchets
Ils font déborder les poubelles

Tu dis à bas les frontières
Ils agitent leurs drapeaux

Tu dis partageons le travail
Ils calibrent les chômeurs

Tu dis tous les hommes sont frères
Ils continuent la guerre

Tu dis vive la poésie
Ils gouvernent en prose

Jean-Claude Touzeil
(Random du petit tamis, éditions  Donner à Voir)

 

De ce qui fut

Pendant les heures entières de l’exil
avant que les souffles ne se figent
loin de l’immédiate portée des fureurs
sur les crêtes des mers
dans les amers des cavernes
capter le murmure de l’absence
Et dans la perception juste et patiente
des Magnifiques et des Sans-Droits
pour ne rien oublier
de ce qui fut
consentir
à la persistance recueillie
du chant des mères.

Françoise Coulmin
paru dans la revue L’Herbe Folle N°3 –
Automne 2014

  Passion lunes

Tous en masques lunaires
Défilons dans le désert.
– Fantômes de nos vies
qui se reproduisent –

Tous ces masques lunaires
Vivent en pleine lumière.
– Soleil, chauffe nos paupières !
– L’aube a chassé la vision.

© Martine Magtyar

  Mes chers semblables,

comment pouvez-vous
vous courber encore?

Comment pouvez-vous
ne pas sourire?

Le monde resplendit,
infatigable.

Qu’il soit regardé !

Yannis Ritsos
Symphonie de Printemps
© éditions Bruno Doucey, 2012

 

Devoir de poète

La mâchoire du destin se dresse sur la plage où nous sommes à genoux. Le sceau des genoux dans le sable de nos vies est son point de départ. Nous l’avons construite pour nous éviter d’avoir à bondir.

La mâchoire du destin est une invention humaine. Nous l’avons dessinée afin de dissimuler notre incapacité à assumer notre liberté.

Nous lui avons dédié des hymnes, élevé des statues, bâti des temples. Nous lui avons fait offrande de nos yeux et de nos oreilles. Nous lui avons sacrifié des jeunes hommes et des jeunes filles.

Nous l’avons perfectionnée à la mesure de nos progrès techniques. Il suffit désormais d’effleurer du doigt un bouton pour qu’elle s’imprime en trois dimensions, se multiplie, envahisse notre quotidien. Nous ne faisons plus un geste sans qu’elle se referme sur le bras, l’épaule, demain la tête de l’individu.

Il suffirait pourtant d’un coup de pied pour s’en débarrasser.

© Françoise Hàn

 

Hors saisons

     Il n’y a plus de saisons.
     (L’opinion publique)

Il nous reste
la cinquième saison
sans calendrier
sans lunaisons
sans effeuillementsla saison unique
d’un monde possible
et qui n’a pas éclos
En elle reverdissent
les attentes d’antan
les autrefois enfouis

en elle s’épanouissent
fleurs et fruits
sur la même branche

© Françoise Hàn

  Si le temps te gifle
sois l’indocile
une aile dans l’œil
et de l’encre aux doigts

Dresse ton silence
debout dans l’hiver
à la face de Saturne

© Jacqueline Saint-Jean

 

 

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