Voici quelques pistes de réflexion, données par Jean-Pierre Siméon, poète, directeur artistique du Printemps des poètes, enseignant et initiateur de la collection “poèmes pour grandir” chez Cheyne éditeur (extraits du dossier JDI, n°2, octobre 2002 et conférences).
Lire un poème, c’est se poser des questions
Dans un premier temps, il faut créer un lien intime entre l’enfant et la poésie. Or, la rencontre entre celui-ci et le poème est imprévisible. Il ne s’agit pas de faire croire qu’il existe une traduction possible du poème en langage clair. Lire un poème, c’est se poser des questions. Amenons petit à petit, les enfants à trouver des réponses dans ce qu’on peut appeler un discours de commentaire collectif. On peut comparer des recueils de poèmes, faire des remarques simples sur l’univers d’un poète et cela sans tomber dans le formalisme. La lecture personnelle qui peut être très profonde, mais nécessairement partielle, s’enrichit de regards multiples. Dès qu’on est dans le sens, on a intérêt à avoir l’avis de l’autre.
Les jeux d’écriture
C’est une très bonne chose à deux conditions. La première est qu’ils s’inscrivent dans une familiarisation au long terme avec la poésie. La seconde impose que le jeu d’écriture poétique ne soit jamais considéré comme une fin en soi. Il doit être motivé par des objectifs qui le dépassent. Il permet en effet d’apprendre à mieux lire la poésie. En pratiquant les formes poétiques de la langue, on est mieux à même de les identifier dans un texte. Il conduit aussi à élargir le champ d’écriture sans se limiter aux seules écritures fonctionnelles. Il amène également à s’interroger sur ce qui est poétique et sur ce qui ne l’est pas. Il existe donc là de véritables enjeux qui nécessitent de pratiquer le jeu d’écriture poétique de façon durable dans un contexte d’imprégnation. Mais il faut combattre l’illusion qu’il suffit de vouloir écrire un poème pour le faire. Celui-ci nécessite un travail d’élaboration, suppose des maîtrises techniques et une mobilisation de soi.
Éveiller
Il s’agit de rendre familier aux enfants, ce mode particulier d’expression du monde, de la pensée, des rapports de soi au monde, qu’incarne la poésie. Il faudrait faire en sorte que le langage poétique devienne un langage qui soit dans le quotidien, à côté d’autres langages. Et donc, concrètement, cela veut dire quoi? Cela signifie qu’il faut problématiser la notion de poésie. Faire en sorte de proposer aux enfants un répertoire si vaste, si large, si contradictoire à l’intérieur de lui-même, qu’il ne dise pas aux enfants : “la poésie c’est ça “, mais qu’il suscite chez les enfants, la question perpétuelle : “Qu’est-ce que la poésie ?” Qu’il n’y ait que des réponses provisoires, toujours révocables, qui nous portent toujours en avant dans la compréhension de ce qu’est la poésie. Car la poésie ne se laisse pas enfermer dans une définition et c’est sa richesse. Les formes poétiques sont multiples : la prose, le vers libre ; l’aphorisme, le proverbe ou le dicton assument la poésie autant que le poème stricto sensu. Donc, il faut que vous proposiez aux enfants des textes qui les déroutent d’une certaine façon, c’est-à-dire qui leur fassent entendre sous le titre de poèmes, des choses très différentes. Ils peuvent réagir, s’ils ont déjà inscrit en eux et construit une représentation close de la poésie, ce qui se fait très vite, notamment à travers l’usage de la comptine en maternelle, dont on dit que c’est la poésie. Ils se font très vite une image close de la poésie, alors vous leur lisez autre chose et ils vous disent: ” Ce n’est pas de la poésie ce que vous nous lisez là ! ” Mais il faut contester leur représentation et leur dire que ce n’est pas grave de ne pas savoir tout de la poésie, que cela se gagne petit à petit… C’est d’être dans cet éveil perpétuel à la question : qu’est-ce qu’un poème ? Pour cela, il faut commencer par des lectures de poésie, fondées sur la diversité, sur la fréquence et la régularité.
Quant à la poésie pour la jeunesse, nous sommes tenus à deux propositions contradictoires, l’une et l’autre également argumentables.
La première …
La première est qu’on n’a nul besoin d’une poésie pour la jeunesse, que c’est là une invention récente assurément tributaire de la sacralisation de l’enfance qu’a opérée en ce siècle l’Occident, phénomène qui implique qu’en tous domaines l’adulte se mette en quatre et à genoux pour adapter le monde à ce mode d’être supposé spécifique qu’est l’état d’enfance. On considérera ainsi qu’écrire une poésie à la mesure de l’enfance, c’est abaisser la poésie, la réduisant dans ce qui est justement son caractère propre, l’opacité de la langue et la complexité du sens. Dans ce cas, on fait le choix de confronter l’enfant à la poésie-tout-court, celle qui n’a de fin qu’en elle-même et de lecteurs qu’idéaux, celle de Vïllon, Hugo, Apollinaire, voire Ponge ou Char.
De ces deux positions extrêmes aucune à vrai dire n’est à récuser d’un revers de manche. En effet, force est de constater que pour peu que l’enfant trouve en l’adulte un médiateur discret, une grande part de la poésie-tout-court lui est accessible. J’ai par exemple entendu lire des poèmes de Saint-John Perse, Jaccottet ou Barnaud à des enfants de primaire (en version non expurgée) et il est indéniable que le charme poétique opère alors bien au-delà de cette fascination pour la “musique des mots” qui sert trop souvent d’alibi. Inver-sement, il paraît peu discutable que le recours exclusif à ces textes-là risque de priver l’enfant de cette parole de proximité et de complicité soucieuse des préoccupa-tions existentielles ou métaphysiques telles qu’elles se peuvent éprouver dans le plus jeune âge.
Ceci dit, il est possible, et sans doute souhaitable, de contourner le débat théorique finalement insoluble parce qu’adossé à des généralités qui masquent la très variable réalité des faits, par le passage à l’acte. C’est ce que j’ai tenté pour ma part. Soit ces deux prémices : d’une part je tiens la poésie pour fondatrice, d’autre part je tiens l’enfance pour fondation. En vertu de quoi il m’est, en conscience, nécessaire d’être poète pour l’enfant. Mais je ressens aussitôt que l’honnêteté m’oblige à m’exprimer du lieu où je suis, du lieu de mon expérience et de ma pensée actuelles du monde, et non de quelque lieu d’enfance artificiel reconstitué par nostalgie ou rejoint par quelque fantasmatique transfert. II ne s’agit donc pas de parler à la place de l’enfant (de quel enfant serait-ce ?). Ni à la place des enfants (stéréotypes assurés). Il ne s’agit pas plus de parler au sujet de l’enfance parce que cela encourt le double risque soit d’un retour égotiste sur mon enfance (voir ce poème de Cadou sur l’école de son père, qui ne fait pleurer que les instituteurs), soit d’un discours éducatif et/ou moralisateur sur un état idéalisé de l’humain (voir le penchant fatal de Maurice Carême à “idéologiser” l’enfance) que suscite l’affrontement du destin individuel au destin collectif, et aux énigmes afférentes. Or, que je m’adresse au jeune ou à l’adulte, de ce point de vue essentiel rien strictement ne change. Cela explique clairement la récurrence dans les trois livres que j’ai publiés dans Poèmes pour grandir du propos interrogatif. Et s’il m’arrive de céder à l’injonction c’est justement pour inciter au questionnement, encourager mon lecteur à l’inquiétude du sens. Si donc l’enjeu ne varie pas d’un pouce, comment se fait-il qu’il y ait visiblement dans mes livres publiés dans la collection Verte et ceux publiés dans la collection Poèmes pour grandir, des poétiques dissemblables ? Croyez-moi ou non, ce n’est là l’effet d’aucun calcul préalable. Je le constate comme vous après coup. C’est de toute évidence dans la langue que cela se joue. Mais il faudrait y voir de plus près : quant au lexique, au système métaphorique, aux formules syntaxiques privi-légiées, je ne suis pas sûr qu’il y ait un grand écart. Ce qui est patent en revanche c’est la moindre étendue du texte, son allègement rythmique, la moindre fréquence des superpositions et emboitements thématiques et l’exclu-sion des référents culturels complexes. Bref, j’observe que s’opère implicitement, dans l’acte d’écriture, un allègement de la matière textuelle, au détriment sûre-ment, pour un propos donné, de la multiplicité des angles d’attaque. Le défi plus ou moins consciemment assumé consiste en conséquence non pas à dépouiller le poème de son opacité – il n’est pas de Haie poésie sans obstacle – mais à la rendre recevable à qui, accoutumé à la transparence de l’ordinaire langue d’action, en est vis-à-vis d’elle à ses premières armes. Le point d’équilibre, fragile, se situe nettement à mes yeux dans la zone haute, contiguë à la poésie-tout-court, là où demeure une relative difficulté d’accès sans quoi la poésie déchoit dans son contraire, le stéréotype lénifiant. Au fond, je suis convaincu qu’il est une condition pour éviter le pire (ersatz de poésie rimaillés, galipettes ver-bales ou joliesses naturalistes), c’est de toujours considérer l’enfant, capable d’entendre et d’admettre, sinon de les comprendre, les plus vives énigmes.
Et la preuve indiscutable qu’on a évité le pire, la voici: il suffit que devant le poème écrit pour l’enfant, un adulte longtemps frotté de poésie trouve, si peu que ce soit, l’occasion d’un trouble et d’un étonnement.
La deuxième…
La deuxième proposition est qu’il faut absolument fonder un répertoire, notamment contemporain, à destination de la jeunesse, répertoire considéré comme le lieu d’une initiation à la particularité des formes linguistiques et à l’étrangeté des enjeux qu’assure le champ poétique dans la littérature. On part en outre ici du principe que l’enfant n’est pas, selon la formule fameuse, un “adulte en réduction “, mais une personne chez qui la compréhension de la réalité n’est ni inférieure ni forcément naïve, mais autre. À proportion de son expérience, nécessairement très diverse d’un individu à l’autre, et aussi riche éventuellement que celle du vieil homme. C’est à partir de ces présupposés que pour ma part je comprends la position qu’exprime la formule d’Alain Serres : ” Je n’écris pas pour les enfants, j’écris aux enfants. “.
En tous cas…
Il s’agit de rendre familier aux enfants, ce mode particulier d’expression du monde, de la pensée, des rapports de soi au monde, qu’incarne la poésie. Il faudrait faire en sorte que le langage poétique devienne un langage qui soit dans le quotidien, à côté d’autres langages. Et donc, concrètement, cela veut dire quoi ? Cela signifie qu’il faut problématiser la notion de poésie. Faire en sorte de proposer aux enfants un répertoire si vaste, si large, si contradictoire à l’intérieur de lui-même, qu’il ne dise pas aux enfants : “la poésie c’est ça “, mais qu’il suscite chez les enfants, la question perpétuelle : “Qu’est-ce que la poésie ?” Qu’il n’y ait que des réponses provisoires, toujours révocables, qui nous portent toujours en avant dans la compréhension de ce qu’est la poésie. Car la poésie ne se laisse pas enfermer dans une définition et c’est sa richesse. Les formes poétiques sont multiples : la prose, le vers libre ; l’aphorisme, le proverbe ou le dicton assument la poésie autant que le poème stricto sensu. Donc, il faut que vous proposiez aux enfants des textes qui les déroutent d’une certaine façon, c’est-à-dire qui leur fassent entendre sous le titre de poèmes, des choses très différentes. Ils peuvent réagir, s’ils ont déjà inscrit en eux et construit une représentation close de la poésie, ce qui se fait très vite, notamment à travers l’usage de la comptine en maternelle, dont on dit que c’est la poésie. Ils se font très vite une image close de la poésie, alors vous leur lisez autre chose et ils vous disent: ” Ce n’est pas de la poésie ce que vous nous lisez là ! ” Mais il faut contester leur représentation et leur dire que ce n’est pas grave de ne pas savoir tout de la poésie, que cela se gagne petit à petit… C’est d’être dans cet éveil perpétuel à la question : qu’est-ce qu’un poème ? Pour cela, il faut commencer par des lectures de poésie, fondées sur la diversité, sur la fréquence et la régularité.
Jean-Pierre Siméon
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