La toile de l'un

Suzanne Rancourt

Suzanne Rancourt

Née et élevée  dans l’état du Maine, Suzanne Rancourt est Abenaki, du clan de l’ours. Elle est vétéran de l’armée américaine, elle a servi dans la marine.  Son enfance dans la campagne boisée est un réservoir de ressources pour son travail d’artiste.  Etre authentique est un impératif pour son approche et sa démarche artistique aussi bien que dans sa pratique de thérapeute. Son recueil Billboard in the clouds (panneau d’affichage dans les nuages) a reçu le prix du premier livre. Elle est diplômée de l’université du Vermont, a une maîtrise en écriture poétique et une maîtrise en psychologie de l’éducation obtenue à l’université d’Albany dans l’état de New York. Ses poèmes sont publiés régulièrement dans les revues littéraires. Elle prépare un doctorat en art thérapie  à l’école Européenn . Conseillère, aide, elle enseigne l’écriture créative et l’expression artistique à des populations de personnes en difficulté : Femmes victimes de violences domestiques, malades mentaux, femmes sans domicile fixe, prisonnières, handicapées, vétérans de l’armée ayant subi des traumatismes ou blessures. Elle pratique l’aïkido et le laïdo. Elle aime dire : « Etre et vivre dans la nature nous autorise à chercher et  nous trouver à notre propre rythme. C’est cette dimension que j’apporte dans mes ateliers et mes séminaires quand il n’est pas possible de sortir dans la nature ». La présentation de Suzanne Rancourt, le choix et la traduction des textes en français sont de Béatrice Machet.

Avec la bouche de qui je parle

Je me souviens encore de mon père ramenant de la gomme d’épinette. Il travaillait dans les bois où il emplissait ses poches de chutes dorées de poix. A ses enfants il dispensait ce sacrement particulier, nous nous rassemblions à ses pieds, autour de ses jambes, en nous heurtant à sa gamelle, et sa bouteille thermos vide faisait le bruit d’un hochet. Notre peau se collait au vêtement poisseux de papa et nous prenions l’odeur du Pine Sol* de maman. Nous n’avions pas d’argent pour acheter les gommes à mâcher du magasin mais cela ne faisait rien. La gomme d’épinette était semblable à l’ambre c’était comme si notre bouche détenait  les yeux de Coyotte et combien d’enfants avaient un père qui plaçait sur leur innocente, leur impatiente langue le sang de l’arbre ? *Pine Sol : détergent ménager. (N.d.t.)

Support de l’arrière

Le voile réticent. C’est absolument vrai. Mon chagrin ne s’est jamais dissipé ni avec les plumes d’Aigle Blanc ou des chants ni avec les préparatifs d’une nourriture particulière. Il est vrai que j’ai rêvé que tu étais malade et mourant je me suis réveillée en disant : « cela ne peut être vrai ». Mais quand notre frère du clan de l’Ours est venu pour annoncer qu’il en était bien ainsi le chagrin s’est plaqué sur mon cœur comme une filet variqueux et la perte s’est ajoutée à toutes les autres vécues avant la tienne et toutes sont revenues pendant la cérémonie quand un frère de danse et moi avons plié le drapeau pour la dernière fois ce dernier jour où il me l’avait tendu et sa forme me ramena 20 ans en arrière je me tenais sur un flanc de colline, je surplombais le lac Wilson en tenue d’apparat, mitraillette, et les godillots militaires faisaient craquer le sol anormalement durci de décembre ; un drapeau plié m’était tendu de la forme égale au chagrin du monde qui allait et venait aussi concret aussi concassé que les os et la poussière que je réveillais en mastiquant, tout m’est revenu quand une sœur et moi brandîmes imprimé un voile bleu roi de Grande Parade affirmant une tension réticente- amants et femmes de soldats, sœurs de soldats, mères des fils qui sont soldats- nous pliâmes le silence à angles aigus avec la précision d’un « prêt à l’attaque » nous froissâmes en cadence nos pertes et nous nous reconnûmes l’une l’autre qui ne voulions pas lâcher cette réalisation un moment réclamée par le vent et mes paroles voltigèrent: ”Ce n’est pas un drapeau que nous plions”.

Pères et fils – Brighton Beach

Dans la paume de ses mains j’essayais d’être parfait et je l’étais. Mes deux pieds dans leurs chaussons avaient la largeur d’une de ses grandes mains- mes semelles enracinées dans sa ligne de vie, mont de Vénus, mont de Mars. Porté haut, numéro d’acrobate ou offrande aux dieux, je n’avais pas peur de lui mais parfait dans sa main, visage, sourire- nos mêmes cheveux ondulés- mon manteau de bébé boutonné jusqu’en haut, son col rond festonnait mes joues rebondies. Je grandis et il eut besoin de ses deux mains pour me tenir- un pied dans chaque- son équilibre était le mien. Je grandis et il utilisa ses pieds sous mes hanches pour me suspendre au-dessus de lui. Je grandis et sa main soutenait mon dos et me poussait en avant. Je grandis et il plaça ses mains sur mes épaules pour me freiner. Nous avons les mêmes oreilles mais c’était ses yeux bruns qui me tenaient procuraient la joie, le chagrin, la colère aigue et tranchante de l’obsidienne. Plus grand, je devins en essayant toujours de plaire, d’être parfait, toujours cherchant à être encore porté haut tenu pour sacré mais je sais que si j’étais debout sur ses mains à présent je l’écraserais.

Le bord

Je me souviens tu étais le joyaux de la nuit la passion les lucioles et je tenais tes gestes pour des trésors et tes mensonges pour des échardes infectées à l’extrémité de mes pieds. Nous avions marché ensemble en nous ignorant toujours et toujours nous nous manquions. Tu étais la broche, les perles rocailleuses de sueur tests sanguins après tests sanguins quand positif signifiait négatif. Tu étais la passion des lucioles, la merveille et le petit garçon destiné à t’écarter les fesses te faisait dire que tu l’aimais à partir de çà tu cessas de t’aimer toi-même et commença à haïr le monde. Je tenais tes gestes pour des trésors et tes mensonges pour des échardes.
 

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