Souvenirs
Il fut un temps où je sélectionnais des épisodes de ma vie pour les vendre au marché. J’avais différents clients. Les plus pressants étaient ceux qui voulaient changer de passé. Je disposais sur mon étal des scènes d’une enfance heureuse, les baisers de ma maman, des souvenirs d’anniversaire, entouré d’amis. Cela partait comme des petits pains. À une petite fille qui pleurait, accompagnée de son père, j’ai cédé toutes les heures de jeux avec mon chien, ce que j’ai immédiatement regretté. À un vieux garçon, j’ai vendu les souvenirs de mes premières amours, de mes flirts d’été. Des scènes sportives intéressaient des malades, des séances chez le coiffeur des chauves qui repartaient le sourire aux lèvres. J’avais amassé une petite fortune, que je gardais chez moi dans un coffre. Au bout de plusieurs années, j’ai décidé d’arrêter de travailler.
[…]
Comme je n’avais plus rien à faire, je convoquai des souvenirs, dans lesquels il n’y avait plus aucune gaieté.
Il fut un temps
Igor Quézel-Perron
Couverture : Joseph de Rosen
Polder 202, 2024
ISBN 978-2-35082-572-4
7,00 €
“Il fut un temps“. Tous les textes de ce recueil commencent par cette même formule. On imagine l’auteur devant un album de photos et laissant remonter les souvenirs réels ou imaginaires. En effet, ce “Il fut un temps” que l’on aurait pu prendre pour un Je me souviens devient, très vite, en fait, un Il était une fois. On n’est jamais à l’abri d’une sortie de route du réel de la part de cet auteur toujours prompt à faire des “incursions dans [nos] rêves“. “Le mystère, l’inattendu se cachent, ils ne préviennent même plus“.
Mais tout cela se termine le plus souvent par un éloge de la simplicité. Dans le dernier texte, par exemple, l’auteur se prépare à un grand événement. Il se sait l’élu : “quelque chose d’assez extra-ordinaire allait advenir“. Puis, finalement, “Une châtaigne tomba d’un arbre“. Tout est dit.
Igor Quézel-Perron a une imagination foisonnante, enrichie par un sens certain du suspens mais il sait garder les pieds sur terre. Humilité contrainte ou raisonnée ?
Robert Froger